Distinction de la vente et du louage d’ouvrage

Dans le louage d’ouvrage, le contrat d’entreprise ou encore le louage d’industrie, une personne, le maître d’œuvre, encore appelé entrepreneur, locateur d’ouvrage, conductor ou redemptor, façonne ou au moins effectue un travail ou un labeur, moyennant un prix et un salaire que lui verse le maître de l’ouvrage, son commanditaire, son client, encore appelé locator, sur une chose, matière première qui appartient à ce dernier (1). Par exemple, lorsque le maître de l’ouvrage confie de l’or au maître d’œuvre, pour qu’il en fasse un anneau, ou un vêtement, pour qu’il le détache, ou un objet quelconque, pour qu’il le transporte, il s’agit indéniablement de louage d’ouvrage (2).

Dès lors que la chose objet du labeur n’appartient plus au maître de l’ouvrage, mais au maître d’œuvre, en principe la nature juridique du louage invite à y voir autre chose. Une vente par exemple, comme dans l’important secteur des ventes immobilières où le constructeur ne bâtit pas sur le terrain de son client, mais sur un terrain qui lui appartient (3). De même lorsque j’acquiers une bague forgée avec de l’or qui ne m’appartenait pas. C’est une vente, non un contrat de louage d’ouvrage (4). C’est déjà ce qui était décidé en droit romain.

Néanmoins la question ne laisse pas d’être disputée. Elle l’était déjà en droit romain où l’on rapportait l’opinion dissidente de Cassius. L’auteur distinguait la matière première et le travail. Relativement à la matière, le contrat était un contrat de vente. Mais relativement au travail, c’était un contrat de louage d’ouvrage (5). C’est sans doute à l’interprétation de cette opinion qu’il faut faire remonter l’idée du contrat mixte (6), de l’amalgame et du mélange de vente et de louage d’ouvrage (7). L’on parle même d’indivisibilité (8). Or, nous pensons que cette
idée, qui a du succès de nos jours en jurisprudence, est fausse. Et qu’il y a une autre façon, bien plus rigoureuse - c’est-à-dire respectueuse de la nature du louage d’ouvrage - de comprendre l’opinion du grand Cassius.

De notre point de vue, pour qu’il n’y ait pas simplement vente, ni non plus louage d’ouvrage, il faut que les deux contrats se succèdent. Dans un premier temps le travailleur vend la matière première à son client, de la sorte les conditions sont remplies pour qu’il y ait, dans un second temps, louage d’ouvrage. L’on peut même concevoir que la chose soit vendue à mesure qu’elle est prise en main. L’essentiel étant de sortir du cas aberrant du maitre d’œuvre travaillant sur sa propre matière.

En fait de meuble, le Code civil prévoit que l’on puisse charger quelqu’un de faire un ouvrage en convenant qu’il fournira aussi la matière (9). En ce cas le Code règle la question de la charge des risques au cas de perte de la chose : ils sont pour l’ouvrier (10). Autrement dit, la vente, si l’on conçoit qu’il y ait vente de la matière une fois travaillée, n’aurait lieu qu’au moment de la livraison.

La question s’est posée il y a quelques années en jurisprudence à l’occasion de la commercialisation par Kodak de films pour diapositives dont le prix d’acquisition comprenait le traitement et le montage des vues. Lorsqu’en fait lors de cette dernière opération le client se plaignait de ce que son film avait été perdu ou détérioré, et exigeait réparation, la société lui opposait une clause, inscrite sur l’emballage, qui stipulait que le film serait seulement remplacé (11).

Une telle clause était valable s’il s’agissait d’un contrat d’entreprise. Telle était donc la thèse de Kodak, thèse défendue jusque devant la Cour de cassation (12). L’on peut comprendre, autrement dit, que deux contrats se succèdent. Le client commence par acheter un film vierge, avant (après avoir pris des photographies !) que de le confier au laboratoire au nom d’un louage d’ouvrage. Par contre, une telle clause limitative de responsabilité, considérée comme abusive, n’aurait pas valu, à cause de la législation, dans un contrat de vente.

La technique du client, approuvée en première instance puis par la Cour de cassation, a consisté à parler d’un « acte juridique indivisible » présentant de manière partielle le caractère de la vente, et la clause ayant été acceptée lors de l’achat, elle pouvait s’appliquer (13).

L’idée d’indivisibilité des natures (vente et louage d’ouvrage) permet ici en réalité d’appliquer les règles de la vente à un louage d’ouvrage sans toucher ouvertement au régime de ce dernier. De même en parlant de mixité ou de mélange.

Ce sont des justifications qui brouillent les catégories. Une façon plus scientifique et plus critique d’analyser les choses consiste à parler de fiction : le juge, face à une opération dont la nature est d’être un louage d’ouvrage, a fait comme s’il s’agissait d’une vente. Or, comme le dit un adage de la Common Law, la fiction ne doit léser personne.


NOTES

1 L’on peut visualiser le schéma de ce contrat comme un rapport triangulaire entre d’un coté le maître de l’ouvrage, de l’autre le maître d’œuvre, et entre eux une matière première.
2 Institutes de Justinien, 3.25.4 in fine ; Institutes de Gaïus, III, n°147 ; Précis Dalloz, n°714, p.624.
3 Précis, ibid.
4 Just., ibid. ; Gaïus, ibid.
5 « Cassius ait materiae quidem emptionem et venditionem contrahi ; operae autem locationem et conductionem » (Just., ibid.). « Cassius ait materiae quidem emptionem venditionemque contrahi, operarum autem locationem et conductionem » (Gaïus, ibid.)
6 P. Malaurie, note sous Civ. 1, 25 janv. 1989, D. 1989.254.
7 Précis, n°715, note 3, p. 625.
8 Civ. 1, 25 janv. 1989, D. 1989.253.
9 C. civ., article 1787.
10 C. civ., article 1788.
11 « Tout film accepté pour traitement est réputé avoir une valeur qui n’excède par son prix de tarif. La responsabilité de Kodak est donc limitée au remplacement du film perdu ou détérioré. » 12 « Le contrat s’analyse, non comme un contrat de vente, mais comme un contrat d’entreprise. » (Civ. 1, 25 janv. 1989, D. 1989.253).
13 « L’offre a été connue et acceptée (…) non pas au moment du dépôt du film pour son développement, mais au moment de l’achat du film et (…) le prix global ne distinguait pas entre le coût de la pellicule et le coût de son traitement » (Civ. 1, 25 janv. 1989, D. 1989.253). Dans un autre arrêt, la Cour de cassation a considéré que « la propriété des films étant transférée à l’acheteur avant que ces films soient soumis au travail du professionnel, cette convention présente pour partie le caractère d’une vente qui entraine l’application du texte susvisé » (Civ. 1, 6 juin 1990, JCP 1991.II.21594.

Dernière modification de la page le 19.10.2015 à 21:40