Les publicistes spécialistes du droit constitutionnel seront peut-être surpris d'apprendre qu'une vision de leur matière peut se déployer depuis le cadre du droit de la famille ou de celui du droit des affaires. Cela devrait intéresser aussi les bons connaisseurs de l'histoire des idées politiques.
Reprenons les fondamentaux. Qu’est-ce qu’une constitution ? C’est un ordre de mission, un mandat, une procuration, un pouvoir, écrit ou non, donné par le constituant aux gouvernants pour commander les gouvernés.
Les gouvernés. Quel que soit le système politique, le gouverné c’est toujours le peuple. Le peuple, pour prendre une image qui parlera au plus grand nombre, c’est un peu comme l’équipage sur un navire, le personnel d’une usine ou les habitants d’un immeuble.
Qu’en est-il des gouvernants ? Nos régimes séparent les pouvoirs en deux, entre législatif et exécutif.
Côté législatif nous avons le Parlement, qui fait les lois, sous le contrôle et la censure du Conseil constitutionnel , et le Président de la République, qui exerce le pouvoir législatif en promulguant la loi. Le législatif est comparable à un capitaine sur un navire, au président de société ou au conseil syndical dans une copropriété.
Côté exécutif nous avons, à sa tête, le Premier ministre. Par la loi le Président commande au Premier ministre, qui s’exécute, tout comme un capitaine commande au pilote du navire, un président du conseil d’administration commande au directeur général, ou un conseil syndical au syndic de copropriété.
L’un et l’autre des gouvernants ne tiennent leur pouvoir sur les gouvernés que de leur maître, le constituant, que l’on peut comparer, pour filer la métaphore, à l’armateur ou aux armateurs du navire, aux actionnaires ou aux créanciers en cas de faillite, ou enfin aux copropriétaires de l’immeuble.
À partir de quoi il y a deux situations.
La démocratie repose sur l’idée que le peuple se donne à lui-même sa constitution. Il y a, en démocratie, identité du constituant et du peuple gouverné. Les matelots y sont armateurs, les ouvriers actionnaires et les copropriétaires habitants. La constitution émane du Peuple lui-même. C’est ce qu’énonce la Constitution du 4 octobre 1958 en son article deux, alinéa quatre :
Le principe de la République est gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple.
On dérive au contraire sur un tout autre régime lorsque ce n’est pas le peuple mais Dieu qui est constituant, c’est-à-dire qui a donné pouvoir à des gouvernants pour diriger un peuple. En ce cas, les matelots ne sont que matelots, les ouvriers simples ouvriers et les habitants de l’immeuble ne sont que locataires ou occupants sans droits ni titre.
Dans l’un ou l’autre cas, démocratie ou monarchie, la légitimité des gouvernants ne peut reposer que sur la foi du peuple.
Le Peuple, personne ne l’a jamais vu. Le Constituant ne peut jamais apparaître en personne. Parler au nom du Peuple revient au même que de parler au nom de Dieu. Ce n’est que prophétie, et la prophétie dépend toujours du prophète, de sa force de conviction personnelle (on sait qu’un vrai prophète traverse toujours des phases de doute ou de refus) et de la croyance du peuple.
Les gouvernés peuvent être conduits à comprendre ou à croire que les gouvernants agissent en réalité pour eux-mêmes, faisant passer leurs intérêts privés avant l’intérêt public, ou pour des intérêts, privés ou publics, étrangers à la Nation — ou à Dieu, si nous sommes en monarchie.
La véritable constitution peut alors se comprendre comme donnant aux gouvernants mission d’asservir et d’exploiter un peuple. Et le constituant réel donne l’ordre, sinon de redresser, comme les créanciers d’une entreprise en faillite le demandent à un administrateur judiciaire, de liquider le stock humain et de vendre à la découpe les ressources du territoire.
Un tel peuple est esclave. Rousseau estime que si l’esclave s’en satisfait, grand bien lui fasse. Mais s’il en souffre, en revanche, on ne saurait lui faire reproche de sa révolte, lorsqu’elle est possible :
un peuple conquis n’est tenu à rien du tout envers son maître, qu’à lui obéir autant qu’il y est forcé.