Résumé : une jurisprudence fragile et contra legem analyse le prêt consenti par un banquier comme un contrat par lequel il s’engage juridiquement à verser les fonds.
Vous avez accepté de prêter à un client de votre banque l’argent nécessaire à une acquisition, et vous vous demandez en quoi consiste et ce que vaut cette promesse, si vous en êtes tenu de verser la somme ou si vous restez libre de votre décision. La réponse est délicate. Si l’on suit, non point la loi, mais un revirement jurisprudentiel de la 1ère chambre civile de la Cour de cassation en date du 28 mars 2000 (Bull. civ. I, 2000, n°105, p. 70; JCP 2000, II.10296; JCP E 2000, p. 898, concl. Sainte-Rose; D. 2000 (n°22 du 8 juin 200), Jur., p. 482, note S. Piedelièvre. V. T. Bonneau, Droit bancaire, 7e éd., 2007, n°521, note 108, pp. 385-386), vous êtes tenus de verser le prêt. Mais il sera sans doute utile de vous préciser le cas sur lequel s’est prononcé la Cour. Une banque avait promis de prêter une somme à un agriculteur pour l’achat de matériel agricole auprès d’un intermédiaire, la chose étant fournie par un tiers. Il était convenu que la banque verserait directement les fonds au vendeur sur présentation du bon de livraison du matériel. Or, l’agriculteur étant décédé entre-temps, lorsque le vendeur, après livraison, présenta le bon au prêteur, celui-ci refusa de verser la somme. Les héritiers de l’agriculteur demandaient ce versement. La Cour d’appel, confirmant les premiers juges, la leur accorda. D’où le pourvoi exercé par le banquier. La question qui se posait était rien moins que la nature juridique du contrat de prêt. En effet, le raisonnement de la banque se fondait sur la nature réelle de ce contrat. Le prêt n’étant formé que par la remise de la chose, la banque restait libre, jusqu’à ce moment, de sa décision. Elle analysait son engagement tout au plus comme une promesse de prêt, dont l’irrespect devait se résoudre en dommages et intérêts. C’est du côté des héritiers que l’on remettait en cause cette qualification, arguant qu’il s’agissait d’un contrat consensuel, formé dès l’accord initial de la banque, qui mettait à la charge de celle-ci une obligation de verser les fonds. La Cour de cassation tranche ce débat en faveur des emprunteurs. Elle le fait par cette formule : « le prêt consenti par un professionnel du crédit n’est pas un contrat réel ». Autrement dit, le prêt se forme par l’échange des consentements.
Cette décision nous semble critiquable. Elle participe d’un mouvement intellectuel, repérable ici ou là, qui fait sérieusement penser aux agissements de petits casseurs. C’est d’une véritable casse qu’il s’agit (I), dont on cherchera en vain le pourquoi, parce que c’est une casse pour le plaisir de casser, une casse gratuite (II).
I
La casse
Ce n’est pas une décision d’espèce, et pas même une décision prise en équité, quoique l’on ai pu dire qu’en l’occurrence il s’agissait de sanctionner certaines fautes de la banque, de protéger les ayants droits ou de réparer un abus du banquier qui laisse un acheteur s’endetter avant de se rétracter. Non. C’est une décision de principe, par laquelle la Cour de cassation rompt avec sa jurisprudence (encore affirmée dans Civ. 1 juil. 1981, Bull. civ. I, n°267), et que la même Cour a trouvé depuis l’occasion de préciser, dans un arrêt du 7 mars 2006, remplaçant l’expression « professionnel du crédit » par celle « d’établissement de crédit ».
L’on a dit aussi, autre motif, qu’il s’agissait d’unifier le régime des prêts relevants du droit de la consommation. Il est vrai que pour le crédit à la consommation le contrat de prêt n’est plus un contrat réel. Cela relève d’un avis de la Cour de cassation en date du 9 octobre 1992 (Bull. civ. I, 1992, avis n°4) au sujet de l’interprétation de l’article L. 311-5 du Code de la consommation qui dispose que le contrat est parfait dès l’acceptation de l’offre préalable par l’emprunteur. Et puis la Cour de cassation avait déjà décidé que les prêts immobiliers soumis au Code de la consommation (art. L. 321-7 s.) étaient de nature consensuelle (Civ. 1 27 mai 1998, Bull. civ. I, n°184).
L’autonomie du droit de la consommation au regard du droit commun a bon dos. D’ailleurs, faut-il le préciser, nous ne croyons guère à ce genre d’explication. Il n’y a pas de compartimentation des matières qui tienne au regard de la vision casuistique du droit. La seule question qui vaille est celle-ci : la nature juridique du prêt est-elle celle d’un contrat réel ? Il est permis d’en discuter. Mais si le prêt est bien un contrat réel, alors ces décisions jurisprudentielles ne peuvent rien contre, elles n’ont pas le pouvoir de renverser le principe. Elles peuvent tout au plus instaurer des exceptions. Ce qui signifie que le droit positif, sur ce chapitre comme sur d’autres, s’écarte de la nature des choses. Ce n’est pas un drame.
Alors qu’en est-il de cette nature du prêt ? Le Code civil y voit un contrat réel. Mais ce n’est que pour ce faire le relais du droit romain. Les romains y voyaient un contrat réel. Re contrahitur obligatio uelut mutui datione (Gaius, Institutes, III, 90 ou Justinien, Institutes, 3.15.princ. Les institutes de Gaius sont disponibles, en version bilingue, aux Belles Lettres. Nous ne saurions trop en recommander la lecture). En vertu de quoi ? S’agit-il d’une sage résolution ou bien faut-il considérer que c’est une technique destinée à contourner quelque rigidité de circonstance ? Aux romanistes de voir. Pour notre part, lorsque nous abordons ainsi des dispositions plusieurs fois millénaires, nous préférons la prudence. Et puis il y a quelque chose de parfait, dont les plus grands juristes n’ont eu de cesse de s’émerveiller, dans ce procédé qui veut que l’emprunteur, en recevant la chose fongible ou l’argent, contracte envers le prêteur l’obligation de la lui rendre.
En vérité il est nécessaire de prendre les choses d’un peu plus haut. Ne nous y trompons pas. Ce n’est pas tant la classification du contrat de prêt sous telle ou telle notion qui est en question, que l’édifice des catégories en lui-même. Ce que l’on attaque, c’est la catégorie des contrats réels (chez nos contemporains, l’on cite comme ayant défendu la catégorie, Ghestin, Le contrat, Formation, 3e éd., n°452. Mais, comme l’ayant remise en cause : Mazeaud et Chabas, Obligations, 9e éd., n°82 ; Starck, par Boyer et Rolland, Contrat, 6e éd., n°189 (ou t.2, n°179) ; Marty et Raynaud, Les obligations, t.1, Les sources, 2e éd., 1988, n°62 ; Ripert et Boulanger, Traité de droit civil, t.2, n°69 ; Huet, Les principaux contrats, LGDJ, n°22129 ; Esmein, Les obligations, t.6 du Traité de Planiol et Ripert, 2e éd., n°120. Flour et Aubert, L’acte juridique, 8e éd., n°313 est cité tantôt pro tantôt contra. V. M.-N. Jobard-Bachellier, « Existe-t-il encore des contrats réels en droit français ? », Rtd civ. 1985, p. 6). C’est donc la conception même du contrat qui se joue. Qu’entend-t-on par « contracter » ? La compréhension française contemporaine des choses est marquée par l’autonomie de la volonté et par le consensualisme (l’on se fonde sur une consultation de C. Dumoulin, rendue en 1522, dont nous avons déjà traité ailleurs). Mais c’est une vision très limitée, non seulement dans le temps, mais encore dans l’espace. Car à l’échelle internationale elle trouve face à elle le sage réalisme de la Common Law qui, avec l’exigence de la consideration pour la formation du contrat s’avère, une fois de plus, la fidèle continuatrice du droit romain ?ce qu’elle est en vérité. Casse il y a. Mais casse gratuite, sans raisons, comme toute casse : c’est le second point de notre démonstration.
II
Gratuité de la casse
La cour de cassation disposait d’autres moyens que celui employé (la casse de la catégorie des contrats réels) pour atteindre le même résultat en fait. Il en est que l’avocat général lui avait indiqués. Il en est auxquels il est permis de penser.
A) Autres solutions indiquées par l’avocat général.
Deux solutions : jouer sur la notion de remise et en rester à une promesse de prêt.
a) Jouer sur la notion de remise
Telle est la solution alternative préconisée par l’avocat général. Parce qu’en l’occurrence il y a ce fait, occulté dans l’arrêt mais qui se trouve dans ses conclusions : bien avant le décès de l’emprunteur la banque avait informé fournisseur et vendeur que la somme était à disposition de l’acheteur. Elle précisait les délais d’utilisation de ce crédit. Faut-il que la notion de remise soit entendue tellement largement pour en voir une ici ? Il ne nous semble pas. Cette « mise à disposition » suffisait à éviter de toucher à la catégorie des contrats réels. Mais il y a encore une seconde solution alternative que l’avocat général, sans la préconiser expressément, évoque néanmoins.
b) La promesse de prêt
C’est le système défendu par la banque. L’accord qu’elle avait conclu avec l’agriculteur pouvait s’analyser en une promesse de prêt, de telle sorte que son inexécution se résolve en dommages et intérêts. Jusqu’à cet arrêt de 2000 c’est l’analyse qui avait cours (Il faut déplorer, une fois de plus, ce que peuvent avoir de néfastes ces revirements impromptus. Ils autorisent pour l’avenir les audaces les plus fantaisistes, ce qui contribue à alimenter le contentieux et à engorger toujours plus les Cours et tribunaux. C’est une perte considérable de temps, d’argent et d’énergie). Pour l’équité de la solution il aurait suffit de condamner la banque à verser aux héritiers de l’agriculteur la somme raisonnablement nécessaire au paiement du matériel acheté par leur auteur. Condamnation élevée, mais cela aurait été plus franc que cette gymnastique juridique qui fait verser le prêt au fournisseur, ce qui endette les héritiers envers la banque, d’où la nécessité de verser encore des dommages et intérêts pour les libérer de cette dette par compensation (la banque paie deux fois !).
Notons qu’en 2000 l’on en était à une jurisprudence interdisant l’exécution forcée de la promesse de prêt (Civ. 1 20 juil. 1981, Bull. civ. I, n°267 et Civ. 1 19 avril 1988, Bull. civ. I, n°110). Mais depuis lors cet endroit du front aussi a cédé. On sait que la Cour de cassation réunie en chambre mixte a, par un arrêt du 26 mai 2006, décidé qu’un pacte de préférence pouvait s’exécuter en nature. Comme on l’a remarqué, ce qui vaut pour les pactes vaut d’autant plus pour les promesses de contrats (v. notre commentaire). La Cour n’était pas entrée dans la distinction des obligations de faire et des obligations de donner. Nous ne croyons pas que le caractère intuitu personae du contrat de prêt puisse former ici un obstacle car les héritiers sont les continuateurs de la personne du défunt, ils sont créanciers à sa place, et il s’agit là d’une créance. Cependant nous avions critiqué cette solution relative aux pactes de préférence. Et la précédente ne nous semble pas plus favorable. Mais il en reste encore à examiner.
B) Solutions auxquelles l’avocat général et la banque n’ont pas pensé
Nous évoquerons rapidement deux solutions. La première serait de faire appel à l’idée de groupe ou de chaîne de contrats. Le prêt entrerait dans un ensemble avec le contrat de vente, avec même le contrat d’assurance qui était ici en cause. Fondue dans le cadre de ce contrat d’ensemble le prêt en perdrait sa nature et la banque serait forcée d’exécuter l’ouverture de crédit promise. La seconde serait d’invoquer la lex mercatoria au profit de l’agriculteur et au détriment de la banque. Car l’engagement pris par le banquier de verser les fonds au vendeur sur remise du bon de livraison évoque fortement le crédit documentaire (T. Bonneau, op. cit., n°637, p. 476 s.). L’agriculteur est en position d’ordonnateur. La banque est apéritrice. Le vendeur bénéficiaire. L’autonomie de ce rapport au regard de ses causes (relation de l’acheteur et du vendeur à cause de la vente, relation de l’acheteur et du banquier à cause du prêt), dont ni la banque ni le vendeur n’avaient à connaître, aurait suffit à exiger du banquier le versement des fonds. C’est cette dernière solution qui a notre préférence.